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LÉOLO VICTOR-PUJEBET

ÉCRITS SUR L'IMAGE

entretien avec Raymond Depardon
Alain Bergala et Agnès Sire

8 déc. 21
les Fauvettes

Raymond Depardon, dans le cadre de notre rencontre vous avez décidé de projeter vos deux films New York, N.Y. et Dix minutes pour John Lennon. Pouvez vous nous dire pourquoi?

 

R.D. Ce sont des films comme des photos. C’est à dire qu’il n’y a pas de production sur laquelle le film s’appuie. Tous les plans sont faits à la main; sans pied ou assistance. New York, N.Y. fait donc quatre minutes tel que nous permettait de le faire la petite Arriflex qu’on a utilisé. Cette même Arriflex, d’une capacité de 122 mètres, qu’utilisaient Kubrick et Pasolini. Mon monteur m’avait dit: « Tout est nul sauf un plan. ». Il y avait ce plan depuis le tramway et celui que j’ai fait à Wall Street, en hommage à une photo célébrissime de Paul Strand. On a mixé l’entièreté du film avec un américain à Paris. Pour ce plan, il a évoqué l’idée de bruiter tous les personnages. Ce sont les frères Lévy qui s’en sont chargés. Ils ont commencé par bruiter chaque élément sonore au sein du film. Finalement nous avons opté pour un autre parti pris: se focaliser sur le bruit d’un seul personnage ou groupe, au détriment des autres. Cela résonnait davantage avec l’esprit que voulait transparaitre le film.

 

Concernant Dix minutes pour John Lennon, j’étais à New York encore, j’avais ma caméra Eclair 16 équipée d’un micro et puis le hasard a fait que John Lennon avait été assassiné quelques jours plus tôt. J’ai appris que dix minutes de silence étaient effectuées en son hommage dans Central Park. Dix minutes, c’était juste l’autonomie d’un magasin 16mm. Je me suis mis au milieu de tout le monde, et les ai filmé comme ça en un seul plan. C’est ce qui fait selon moi le charme de ce film.

 

Ces deux films ont des idées communes, celles à la fois du plaisir et de la difficulté à filmer et à photographier une ville telle que New York. Ville qui n’en est pas moins la ville la plus photogénique du monde selon moi.

 

Nous allons parler de Correspondances New Yorkaises qui s’inscrit dans Ecrits sur l’Image, compilant les textes d’Alain Bergala. Agnès Sire, vous êtes à l’origine de ce projet; des textes qui, pour vous, « ne ressemblent à rien d’autre, et qui sont essentiels. ».

 

A.S. Oui je confirme. C’est un projet de collection qui fut difficile à mettre en oeuvre, mais nous y sommes parvenus. Ce fut un plaisir de travailler avec Alain, à choisir beaucoup de ses textes sur la photographie. C’était très intéressant, une façon de voir la photographie tout à fait nouvelle et à laquelle je souscris complètement. A cet égard je voulais partager avec vous cette phrase qui me paraît tout à fait essentielle: « Ils ressemblent plus souvent qu’on ne croit, ces prétendus chasseurs d’apparence, à ces peintres qui plantent leur chevalet devant un paysage et peignent, dans un moment d’absence, une odalisque, c’est à dire une image qui est tout à la fois l’image de leur désir et celle de leur culture. Pour eux aussi, en qui on a toujours voulu voir les champions du réflexe, de l’instant décisif, de la rencontre, il arrive que le réel se dérobe et que l’acte photographique leur révèle dans l’angoisse, cette vérité que le réel est ce que le sujet est condamné à manquer. ».

 

Alain Bergala, que vous a évoqué les deux films de Raymond Depardon?

 

A.B. Je ne me rappelais plus de ça, mais le film New York, N.Y. commence par cette phrase superbe, énoncée avec modestie et de façon toute personnelle: « Je n’arrivais pas à filmer cette ville. Elle était trop forte. ». Le film qu’on voit ici c’est celui qui prend la place de celui que Raymond n’arrive pas à faire. On retrouve souvent cela dans les photos de New York et c’est justement ces travaux là qui sont intéressants. Aujourd’hui tout le monde gonfle son travail. Ici, c’est complètement ténu. Et malgré cette légèreté, cette naïveté presque, on retrouve au coin d’une rue toute sa culture photographique qui relève sa particularité; celle de pouvoir à la fois photographier sa ferme natale d’un côté et la Big Apple de l’autre. S’affranchissant par là d’une certaine tradition de la photographie française.

 

R.D. La ville m’a tout de suite paru très violente. Et je rentrais pourtant d’Afghanistan, de Beyrouth, du Tchad etc. New York, la ville en elle même, était très très violente. Il faut savoir que l’espace public américain, loin de correspondre à nos représentations françaises, est sacré. Bien souvent j’appuyais sur l’objectif et personne ne me disait rien. Bien différent également des pays d’Orient où je m’étais rendu jusque là. C’était très agréable pour moi effectivement de me dire « c’est possible! ». J'en profite d’ailleurs pour dire un grand merci à Alain et Agnès pour la réédition de ces textes. Il y a des choses magnifiques dans Les Absences du photographe écrit par Alain. Et il est malheureusement devenu très difficile aujourd’hui de lire des réflexions théoriques et esthétiques sur l’art photographique; quant bien même celui-ci est toujours hautement important dans notre vie quotidienne, aujourd’hui plus que jamais. 

En effet, Alain parle tout d’abord de la « belle rencontre ». Le photographe européen, avant tout humaniste, cherchant une « belle rencontre ». J’adore cette idée. Elle est absolument vraie. Malgré mon respect pour mes pairs, je dois dire qu’effectivement, beaucoup ont recherché cette rencontre. Que ce soit à Montrouge, à Clamart ou ailleurs, pour eux une photo consistait en une « belle rencontre ». Ensuite vient la notion d’ « ici et maintenant ». J’avais trente-huit ans et déjà vingt années de carrière derrière moi lorsque j’ai découvert cela. Jusqu’ici, je n’avais fait que des photos « ici et maintenant ». C’est là que j’ai pu conscientiser que cet ici et maintenant ne m’intéressait pas la plupart du temps. Même s’il peut être pertinent lorsqu’il s’agit de constituer, de façonner l’image d’un élément, comme nous avons essayer de le faire avec Kamel Daoud pour l’Algérie dans l’exposition qui se tiendra en février prochain à l’Institut du monde arabe.

 

A.S. Je trouve aussi intéressant concernant Alain c’est qu’il a bien sûr passé beaucoup de temps aux Cahiers et réalisé cette collection, mais il a aussi beaucoup écrit pour des photographes. Pendant les années 1980, une critique s’était développée aux Etats-Unis déjà alors que très peu en France voire pas du tout. C’est venu un peu plus tard avec Chevrier, Frizot etc. Il y avait une place pour un regard différent, habité par un cinéma s’intéressant à la photographie, et Alain en a été un très bon instigateur. Une question que je me suis souvent posée, c’est celle des différents facteurs qui font qu’il va choisir d’écrire pour tel ou tel photographe.

 

A.B. En général je ne choisis pas. C’est plutôt eux qui me demandent. Jamais je n’oserais écrire sur le travail de quelqu’un sans qu’il m’en fasse part avant. Ce n’est pas mon geste. J’ai toujours écrit sur la photo dans des circonstances qui me faisaient plaisir de le faire; parce que soit le photographe me plaisait ou bien que son travail m’inspirait. Ça a toujours été fondamental. Il m’arrive aussi parfois que quelqu'un me propose d’écrire sur ses photos et je n’ai malheureusement rien à dire. A ce moment là je dis non. J’ai un peu en horreur les préfaciers professionnels capables d’écrire sur tout. J’ai été assez proche de photographes, tels que Bernard Plossu ou Denis Roche, qui ont eux aussi, tout comme a pu le faire Raymond Depardon, essayé d’inventer une autre façon de se représenter l’acte photographique. Le travail de Plossu par exemple, dont je suis admiratif, est très difficile à appréhender. Je n’ai encore jamais réussi à écrire dessus malgré ses demandes. Je n’arrive pas à dire ce qu’il faudrait comprendre de ses photos, il y a quelque chose d’inattrapable.

 

A.S. Notre projet Magnum Cinéma, un travail qui a duré une année, consistait à revoir toutes les planches contactes des photographes qui avaient travaillé parfois sur des tournages, parfois pour gagner leur vie; et qui n’avaient pas gardé leurs travaux en mémoire. On avait réussi à dégoter de très belles surprises. Tu avais notamment écrit le texte qui figure dans ce livre…

 

A.B. J’aime étudier et comprendre ce qui se passe et dans la photo et dans le cinéma. C’est une frontière très intéressante. C’est pourquoi j’ai écrit sur Wenders et d’autres artistes qui figuraient à la frontière des deux.

 

A.S. Te souviens-tu du problème rencontré sur Magnum Cinéma, celui de la place d'une belle photo au sein d’un mauvais film ou de la mauvaise photo au sein d’un bon film?

 

A.B. Avec le recul, je crois qu'on avait tort de se poser une telle question. Ce qui compte finalement c’est l’image en soi. Qu’elle provienne d’un chef d’oeuvre ou d’un film de série Z.

 

Vous avez déclaré Raymond Depardon: « le propre du photographe est de trahir le réel. Il faut simplement maîtriser cette trahison et il faut qu’elle soit en cohérence avec soi même. ». Comment trouver justement cette cohérence?

 

R.D. Je n’avais jamais écrit sur mes photos de toute ma vie avant ce moment là. Quelques notes peut être par ci par là mais c’est tout. C’est ce que dit très bien Alain dans son texte Les Absences du photographe, le fait que l’on ne s’attendait pas jusque là qu’un photographe de presse se mette à prendre du recul par rapport à ce qu’il faisait. Peut être arrivais-je à un certain moment de ma vie où les évènements, mes expériences, m’avaient guidé vers cette prise de recul. Je sortais en effet d’un affaire très curieuse, l’affaire Claustre que j’avais couvert au Tchad, et où je m’étais trouvé à faire la « preuve de vie » de cette archéologue  prise en otage au beau milieu de ses ravisseurs. Ceux-ci n’avaient pas de caméra, pas d’appareil photo. Je dois dire que ça avait été un grand dilemme pour moi. Je pense que cette cohérence se trouve par une certaine pratique assurément, et nos cheminements particuliers. Et bien sûr, je crois qu’il faut être habité pour être photographe.

 

J’aimerais seulement rebondir sur l’affaire Claustre, c’était j’imagine très difficile de la voir. Je vous ai entendu dire dans une interview que vous êtes arrivé, vous avez allumé la caméra et vous vous êtes dit: « Mince, je n’ai pas préparé de questions. ». Vous lui avez demandé ce qu’elle mangeait, depuis combien de jours elle se trouvait ici etc. Cette absence de préparation permet je crois d’être davantage touché encore par l’entretien mais aussi de permettre à celui-ci d’être plus pertinent, plus humain peut être. On est là devant notre télévision à 20h en train de manger et d’un coup on se met à penser en effet, que peut bien manger cette femme prise en otage.

 

A.S. Tu as dit Alain que tu avais écrit Les Absences du photographe très rapidement, et que tu l’avais écrit surtout en ne regardant pas les photos. Pourquoi as tu besoin de ce détachement vis à vis de l’objet sur lequel tu écris?

 

A.B. Si j’avais pris les photos une à une et que j’avais écrit sur chacune d’entre elle je ratais selon moi l’essentiel. Je cherchais plutôt à décrire, à raconter cette chose homogène qui se dégageait de l’ensemble du corpus. Evidemment je les connaissais toutes par coeur. Mais c’est parfois plus pertinent je pense d’écrire sans avoir l’objet sous les yeux. Ça a en tout cas été très salutaire pour moi.

 

A.S. Cela permet d’avoir une synthèse finalement des thèmes majeurs qu’on retrouve au sein de tous les travaux de Raymond.

 

A.B. Oui tout à fait. Lorsque j’écris un livre sur un photographe, il me faut à un moment cerner l’acte de celui-ci. Et l’acte se trouve dans l’ensemble, pas dans une photo et dans une autre après elle. C’est fondamental pour moi. Je pense qu’un bon photographe n’est pas quelqu’un qui fait toujours de belles photos; c’est avant tout quelqu’un chez qui l’acte photographique est homogène dans l’ensemble de ses travaux. Et j’ai besoin aussi que cet acte m’inspire et m’intéresse. Que j’y retrouve toujours quelque chose de lui indépendamment de ce qu’il photographie. Ce qui est parfois pénible dans la critique photographique c’est un certain positivisme. Cette façon qu’on a de décrire le système esthétique, les aboutissants techniques etc sans attraper l’essentiel. Si on prend Plossu par exemple, on serait tenté de se dire, en regardant photo par photo, que ce n’est pas un grand photographe. C’est dès qu’on a ces images en tête qu’on découvre à quel point c’est un génie. C’est presque facile au final de faire de bonnes photos. Ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte c’est que derrière ces photos il y ait quelqu’un qui n’ait pas que cette capacité à faire de bonnes photos. Quelqu’un qui a une pensée, nourri de son passé et de ces expériences; une pensée complètement absente de l’objet qu’il photographie, mais qu’il va tout de même réussir à mettre en dialogue avec ce dernier.

 

J’avais noté justement cette phrase de Roland Barthes qui disait: « au fond la photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive. ». Vous, en tant que photographes et théoriciens de la photographie, pensez-vous que cette phrase peut finalement incarner une ligne de conduite?

 

R.D. A Paris je suis un exilé de l’intérieur. Je viens de province. Lorsque je découvrais des films américains en noir et blanc à la cinémathèque j’étais étonné de voir que les grands cadreurs qui avaient contribué à la réalisation de ces films étaient des exilés eux aussi. Finalement je me suis senti le bienvenue partout où j’irai avec une caméra ou un appareil photo à la main. A New York ça a toujours été très différent. La ville étant baignée d’une telle innocence et d’une telle force. J’y suis arrivé à un moment où ma carrière de photo-journaliste était terminée, tous les autres étaient morts avec moi: Gilles Caron, Michel Laurent etc. Je savais que si je me mettais sur la liste du prochain départ c’était à mon tour d’y rester… il fallait que je trouve un autre discours, une autre photo. Mais jusque là je ne savais rien faire d’autre que la reine Elisabeth, le pape ou la famine. D’un seul coup je me trouve dans les rues de New York, je lis le texte d’Alain et alors je me dis qu’en effet, il y a encore de l’espoir; que je peux continuer à vivre de mon travail photographique mais d’une autre façon. Pas davantage pensive qu’elle le fut lorsque j’étais photo-journaliste. Mais oui, peut être d’une subversion, d’un discours situé à un autre degré. J’ai viré ma cuti à ce moment là; passant d’un petit soldat du journalisme occidental à quelque chose de plus ouvert, de plus tolérant, de plus universel peut être.

 

A.D. Un autre exemple incroyable d’exilé à New York puisque tu en parles c’est bien sûr Jonas Mekas. C'est un lituanien qui s’est installé à New York après avoir quitté son pays. Il a créé une coopérative de cinéma expérimental stimulant la production d’oeuvres cinématographiques sans apports financiers. Armé de sa caméra Super 8 il prétendait filmer « un peu tous les jours pour ne pas perdre la main. », notamment dans le parc qui se trouvait à côté de chez lui. Des années plus tard, quelqu’un lui clame haut et fort: « ce que tu as filmé là, c’est la Lituanie. ». Dans tous les plans du parc new-yorkais qu’il avait fait résonnait inconsciemment son pays natal. Et d’un coup cela est devenu évident pour lui

 

Une question que vous posez souvent dans l’ouvrage Alain Bergala, celle de savoir si oui ou non il peut y avoir un sujet de l’acte photographique. Par rapport à cette question j’aimerais évoquer la notion d’errance qui semble être le remède de Raymond Depardon à ce problème, puisqu’il dit: « un errant ne vole pas, ne prend rien à personne, c’est l’anti-colonisateur. ».

 

R.D. Il faut je crois s’inventer des scénarios à travailler avec le réel. Le réel est ce qu’il y a de plus difficile. La fiction, elle, c’est le paradis, tout est planifié. En prenant cette position d’errant, on se détache déjà un peu du réel, celui-ci devient semi-fictif. Mais vous savez, vis à vis de ces quelques textes que j’ai écrit on a pu parfois me le reprocher quelque peu. Je pense notamment à une formidable curatrice américaine qui m’a dit que cette démarche était « so french »… Aujourd’hui cela a beaucoup changé, j’espère y avoir contribué à une époque où il était extrêmement mal vu pour un photographe de commenter ses travaux et de les mettre en perspective de l’actualité. Aujourd’hui les jeunes ont à coeur de prendre des photos, d’écrire dessus, de les publier, de les exposer. Ils ont raison, cela doit continuer c’est très bien.

 

A.S. J’aurais voulu lire cette phrase d’Alain: « L’acte photographique se joue toujours entre perte et maîtrise, ce qui est encore le meilleur critère pour distinguer les photographes et les faiseurs de photographies. »

 

A.B. J’aimerais aussi revenir sur cette question du sujet. C’est la question fondamentale. Il y a tellement de photographes qui considèrent qu’ils n’ont pas le droit d’exister comme sujet – sujet au sens fort du terme, sujet de leur propre inconscient, sujet de leur passé etc – et que faire de la photo consiste uniquement à produire des images, voire encore pire, de très belles images d’un point de vue purement technique. Or, si on prend les très grands photographes, il est clair qu’à chaque image, c’est le sujet qui prime. Au moment d’écrire Les Absences du photographe, j’avais une vision très lacanienne du sujet et voyait ce dernier comme quelque chose qui se rate. Je crois que la question du ratage du réel est essentielle dans l’acte photographique. J’ai récemment filmé Plossu en train de photographier par exemple. Une telle expérience est incroyable car d’un coup le rideau tombe. On comprend. On comprend de par sa façon de travailler ce qui le constitue comme sujet. Nous étions à la Ciotat, Plossu semblait s’amuser tout au long de la session, me donnait l’impression de jouer et de ne rien maîtriser; puis j’ai vu les photos. C’était magnifique. J’avais eu la même surprise en ayant eu la chance de pouvoir me rendre sur des tournages de Godard. L’idée pour moi fondamentale c’est qu’il existe bel et bien un sujet de l’acte photographique. Et qu’il n’existerait pas seulement un objet qui serait l’image ou la photo. La photographie a besoin des deux pour s’épanouir dans son ontologie propre. Elle ne peut pas se limiter à ses seuls besoins esthétiques. Il lui faut aussi un sujet, et celui-ci émane de la propre histoire de celui ou celle qui appuie sur le déclencheur; de ses expériences, et de son rapport à ces expériences. On retrouve cela dans une bonne photo. C’est la clé.

 

On semble retrouver l’idée de la nécessité dont parlait Harry Gruyaert lors d’un entretien antérieur avec Horschamp. Vous déclarez souvent vous aussi, Raymond Depardon, que la photographie vous aide à mieux vivre dans le présent.

 

R.D. Oui, c’est un sentiment assez difficile. J’ai toujours eu l’impression que je m’obstinais à projeter. Projeter des voyages, projeter des idées, des projets; à être dans un certain passé,  même proche, entouré de clichés pris dans un laps de temps déjà mort. Finalement, je me suis rendu compte que le présent était une des choses que je maîtrisais le moins bien. De manière paradoxale d’ailleurs car, théoriquement, un photographe c’est le présent. Dans la peau du cinéaste je n’avais pas ce problème là. J’étais dans le présent et un présent que j’aimais beaucoup. En photographie, l’instant, le fragment, paraît toujours se situé trop tôt ou trop tard.

 

Vous avez, tout au long de votre carrière, usé de différentes techniques photographiques, allant de la couleur à la chambre en passant bien sûr par le noir et blanc. Je voulais questionner Agnès Sire par rapport à cela, puisqu’elle l’a évoqué dans son livre Traverser, à savoir comment et pourquoi trouver une cohérence dans l’oeuvre d’un photographe tel que Raymond Depardon?

 

A.S. Je connais Raymond depuis assez longtemps car c’est lui, en tant que président de Magnum, qui m’a embauché en 1981. J’ai très vite été stimulé par des projets d’ordre culturel (livres, expositions, catalogues etc) et j’ai développé cela au sein de Magnum. J’ai toujours oeuvré avec le travail de Raymond en filigrane à côté de moi; et même lorsque je suis partie à la fondation Cartier-Bresson, j’avais dans l’idée d’organiser une exposition autour de l’oeuvre de Raymond qui mélangerait toutes ses facettes. Cela peut en effet paraître très difficile car il y a plein de formats différents, des approches différentes, des textes etc. Et je crois que l’on a réussi finalement avec ce livre Traverser. Pour assembler une oeuvre polymorphe il faut je crois beaucoup travailler et saisir ce sujet dont on parlait, et qui émane à chaque fois des réalisations de l’artiste. C’est un très beau livre. Un des derniers que l’on a fait avec Xavier Barral à qui j’aimerais rendre hommage.

 

Pourquoi les pages d’entretien dans le livre sont-elles roses?

 

A.S. C’est une fantaisie de Xavier. Les pages de texte n’ont pas besoin d’être imprimées sur un papier qui soit destiné à la photographie, alors on a opté pour cette singularité esthétique et pratique.

 

Pour en revenir à Dix minutes de silence pour John Lennon, au sein du film la caméra s’amuse à passer d’un cadre à l’autre, le tout en plan séquence. On croirait presque assister à un cours de cadrage photographique. Pourquoi avez-vous opté, d’abord pour la caméra, et ensuite pour une telle structure?

 

R.D. Il y a une expression en anglais que j’ai appris depuis et que je ne connaissais pas à cette époque, c’est l’expression « movement pictures ». Ce qui correspond plus ou moins à vidéo en français. Dans le milieu de l’art contemporain aujourd’hui, ça se fait de plus en plus d’exposer de petites vidéos comme ça. Sans le savoir, j’ai fait dans ma vie un certain nombre de petits films qui sont comme des photographies mouvantes pourvues de sons et de cette continuité que permet la caméra, comme Les funérailles de Jan Palach à Prague par exemple. Je trouve ça fort intéressant. J’ai d’ailleurs réalisé de petits films pour la fondation Cartier où l’on peut voir des individus regardant fixement l’objectif pendant une minute. Je ne vois pas ce que j’aurais pu faire de cet hommage à John Lennon en plein Central Park avec un appareil photo. Je me serais certainement senti plus voyeur qu’avec une caméra devant ces gens regroupés pour une même cause et émus aux larmes. J’aurais braqué mon appareil et je me serais approché d’eux comme ça sans scrupules… j’aime à penser parfois que les photographes sont en général des esprits un peu durs. Au delà de ça, caméra ou appareil photo, et cela va rejoindre la notion de sujet dont on parlait tout à l’heure, il faut, à mesure que l’on filme ou photographie des objets, dire qui on est! Je ne sais pas par quelle méthode, par quels mots, par quels moyens mais il faut retourner la caméra sur soi et raconter qui l’on est. Je le fais, Plossu le fait, Gruyaert le fait, et beaucoup d’autres encore le font. Pour l’anecdote, Claudine avait réalisé un plan de moi en haut d’une dune en train de chanter Le Petit navire. Dedans, je dis ce que j’ai envie de faire, mes différents projets ou visions. J’avais complètement oublié ce film que j’ai redécouvert un jour à la Cinémathèque de Montréal. C’était dix ou vingt ans après, et il se trouve en fait que ces visions que je donne au hasard dans le plan de Claudine, je les ai toutes réalisées. J’étais abasourdi. J’y parlais d’urgence, de faits divers, de paysans, du commissariat, etc. Il y avait tout déjà d’énuméré. 

 

A.B. J’aimerais  revenir aussi sur ce plan dans Dix minutes de silence pour John Lennon. Je trouve absolument passionnant de voir ce qu’il se passe. Si Raymond faisait des photos, il repérerait, il cadrerait et il ferait la photo. Il saurait toujours pourquoi à ce moment précis il a appuyé sur le déclencheur. En optant pour la caméra ici, il semble se situer entre les deux. On sent qu’il est toujours sur l’équilibre entre cadrer comme pour faire une photo ou rester dans le flux du mouvement que désire la caméra. J’adore ce plan notamment pour ce qu’il amène à dire sur l’acte même de le réaliser. Et d’ailleurs, il est même encore subjugué par son absence totale de préparation. On remarque que le cadre de la caméra hésite, comme porté par cette ambivalence entre photo et film, c’est incroyable.

 

Ce film dépeint en effet le choix qui s’opère entre l’image fixe et l’image en mouvement. Derrière cela, serait-ce finalement l’idée du temps qui transcende votre geste? Il parait que vous ne coupez jamais dans aucun de vos films.

 

R.D. A Central Park il y avait un podium pour les photographes. Heureusement je ne l’ai aperçu que lorsque tout était terminé. Ça aurait été dramatique. Le fait que je sois mêlé avec eux, que je sois moi aussi au milieu de cette cérémonie païenne, en hommage à une figure de notre société occidentale, donne au film je crois tout son relief. Les gens me regardent mais ils savent que si je suis là avec eux ce n’est pas par hasard et que ce n’est pas du tout par voyeurisme. La caméra est  dans le même affect que le leur. Néanmoins, il me faut être exhaustif tout de même lorsque je les filme. A savoir que lorsque vous filmez avec une pellicule vous ne pouvez jamais détacher votre oeil de l’oeilleton au risque de voiler la pellicule en laissant davantage de lumière entrer. J’ai donc mon oeil droit sur l’oeilleton et mon oeil gauche lui doit rester ouvert pour anticiper mon prochain plan. C’est pour cela que la caméra bouge toujours de droite à gauche. C’est techniquement assez difficile à réaliser. J’ai même connu certains grands opérateurs qui disposaient un petit rétroviseur sur le dessus de leur objectif pour pouvoir voir dans les deux directions. Au delà de ça, j’aimerais vraiment insister sur une chose, notamment pour des jeunes qui étudient et se forment aux métiers de l'image, à savoir qu’il y a très souvent de quoi tourner, de manière plus ou moins structurée, tout dépendra du contexte, ce genre de petits « movement pictures » qui peuvent s’avérer être des bijoux. Il faut aller là où nous sommes inspirés et expérimenter, tout simplement.

 

QUESTIONS DU PUBLIC

 

A plusieurs occurrences, monsieur Depardon, vous avez dit avoir oublié vos films. Cette douceur d’admettre vos oublis, que je trouve formidable, soulève par ailleurs en moi une question. Comment vos films vous sont-ils revenus?

 

R.D. En tant que photographe indépendant j’ai eu envie de faire des films comme je fais des photos. J’avais toujours ma caméra à moi malgré le problème logistique que cela impose. Malheureusement, de tous les petits films que j’ai pu faire, certains ont été perdus. J’étais resté huit mois au Tchad, il me restait deux bobines et je les avais faites sur ma maman qui était en train de parler avec une de mes nièces; ce film par exemple je l’ai perdu. Et puis il y a les pertes indirectes que vous évoquez. New York NY par exemple je l’avais oublié car j’étais passé complètement à autre chose. Comme je l’avais rappelé en début d’entretien, j’avais montré mes différents travaux à un des monteurs que je connaissais et celui-ci m’avais dit qu’il n’y avait rien de bon sauf ce plan avec le téléphérique… il n’empêche, c’était du beau noir et blanc 35mm! Je regrette qu’avec le numérique il ne semble plus être possible de réaliser de petits films similaires pour pouvoir les oublier un peu ensuite. J’espère du moins que certain(e)s continuent à le faire. Je ne sais pas si c’est de l’art contemporain ou du cinéma. Mais j’ai fait beaucoup de films comme ça. Avec Nelson Mandela une fois par exemple, on m’avait proposé de le photographier d’abord. Puis je lui ai demandé d’effectuer une minute de silence. Nous étions à Johannesburg. Je fais mon plan, Mandela pose, tout se passe très bien puis, à cinquante-neuf secondes, il relâche tout et c’est terminé. Il avait une horloge interne phénoménale. Peut être le fait d’avoir passé vingt-sept ans en prison je ne sais pas. C’était un très beau plan. Bien plus parlant pour moi qu’une interview. Personne jusqu’ici n’avait eu l’idée de lui proposer de faire une minute de silence comme ça, à son bureau. Je l’amènerai la prochaine fois c’est promis!

 

Une question pour Raymond Depardon: vis à vis d’un sujet, choisissez vous en amont la manière dont vous allez le traiter à savoir en photo ou en film?

 

R.D. Lorsqu’on est resté trois mois aux Urgences de l’Hotel-Dieu avec Claudine pour notre projet, on m’a proposé de faire un reportage photo sur les Urgences et j’ai décliné. J’avais été épuisé par le film. Ce dernier, avec sa tension et sa durée, enlevait toute dimension à un projet photographique postérieur. Il y a des sujets où j’ai été tiraillé entre les deux médiums. Le thème de la psychiatrie que j’ai traité et celui du monde rural aussi. Je ne savais pas dans quel ordre les faire. Pour San Clemente (documentaire tourné dans un centre psychiatrique près de Venise, ndlr.) par exemple j’ai fait des photos au départ. Puis plus tard j’ai senti qu’il serait bien avec une caméra de reprendre l’itinéraire du photographe en plan séquence. J’ai eu la même trajectoire sur le monde rural. Si j’avais un conseil à donner, et qu’on apprend peut être pas assez dans les écoles, c’est de toujours garder son appareil avec soi, à porter de main! Pas seulement pour ne pas rater un sujet essentiel, mais surtout pour que lorsqu’on reviendra au même endroit, dans la même ferme par exemple, des mois plus tard, accompagné d’une équipe, l’agriculteur saura pourquoi toute cette équipe est là avec nous. Je disais toujours, appareil photo au bras, que c’était mon bâton, mon chien. Ils me prenaient nécessairement pour un cinglé mais tant pis, ils savaient pourquoi j’étais là. Je me souviens une fois dans les Cévennes, une famille qui avait été à l’aise avec moi, m’avait dit « vous êtes vieux, vous n’êtes pas en numérique, et vous n’êtes pas connu. ». Ça faisait beaucoup (rires). Je n’avais pas mon Leica, j’avais consciemment pris un appareil Fauvel, un appareil ancien avec des films en papier 6-9 qui ouvrait à 8 et qui ne faisait que six photos. Les paysans n’aiment pas être mitraillés. Leur grande hantise était que je fasse une photo pour vendre des cartes postales dans la vallée. Autre anecdote, j’avais un ami: Bernard Latarget qui était secrétaire de monsieur Mitterrand et qui m’a organisé un rendez-vous avec le président de la République. J’ai pris la nouvelle sans trop me préparer et je me suis rendu à l’Elysée avec ce même appareil. Le président me demande: « Qu’est-ce que vous voulez? ». Pour cela j’ai une petite méthode, je réponds toujours que je viens papoter. Au bout d’un certain temps il s’impatiente et me dit qu’on va quand même faire une photo. Je ne sais pas vraiment quoi faire, il y a un lustre, nous sommes en plein hiver, je vais le photographier à 8 avec un quart de seconde, la photo sera floue… finalement je vois ce balcon que personne n’a jamais photographié et lui demande d’en faire une ici. Le président me dit oui, nous nous rendons sur ce balcon. Finalement je fais cette photo, celle là même qui sera publiée en Une du Monde le jour de sa mort. Comme quoi, il faut toujours avoir son appareil sur soi (rires). Pour revenir à la photo, je commence toujours par la photo et je vais vers le cinéma. Je ne me l’explique pas vraiment. Ça tient à la bonne rencontre comme on dit.

 

Monsieur Depardon, j’aimerais revenir sur cette série de photos que vous aviez fait à San Clemente. Je me demandais quel était vos rapports avec les sujets, si vous les dirigiez plus ou moins ou si vous vous faisiez le plus absent possible?

 

R.D. On ne peut pas diriger des photos comme ça. Nous sommes condamnés à patienter. Je crois que le secret, que j’ai comme point commun avec Cartier-Bresson, Agnès pourra confirmer, c’est de marcher. Enormément marcher. A New York j’ai marché, marché, marché… Dans un hôpital psychiatrique on marche beaucoup et il faut surtout marcher parce que sinon vous risqueriez de gêner les autres autour de vous. Gilles Perez a bien étudié la question du déplacement. Peut être que marché est une façon d’être absent. Mais rassurez vous, dans cette série comme dans d’autres que j’ai pu faire, il n’y a pas de mises en scène. Ce serait malvenu. Je suis très mauvais d’ailleurs pour cela. Je ne sais pas faire poser. On me demande souvent pourquoi je ne fais pas poser les français notamment lors de mes séries rurales. D’abord parce que quand j’arrive dans un village à huit heures du matin, les gens qui m’intéresseraient ne sont déjà plus là. Toutes les forces vives sont déjà parties travailler à cette heure là. Mais les gens sont obsédés par le fait de faire poser des gens… c’est ce que dit très bien Alain dans Les Absences du photographe, où il envoie  à un moment une petite pique envers la photographie française. Pique que je trouve méritée où il fustige le fait qu’il doit toujours y avoir une poussette qui passe. Une poussette, ou un enfant revenant avec sa baguette ou quoi que ce soit. Une anecdote. Je n’ai rien contre elles mais encore faut il qu’elles soient justifiées.

 

Aujourd’hui, vous trois, qu’attendez-vous de l’arrivée d’un jeune théoricien de la photo ou d’un jeune photographe?

 

A.S. Du talent. Il y a énormément de photographes, peut être trop même. Comme disait Alain tout à l’heure il faut qu’il y ait une force qui se manifeste derrière. On se fiche de la virtuosité technique, n’importe quel style peut être copié aujourd’hui. J’attendrais avant tout du talent, de la virtuosité et de la surprise.

 

A.B. Pour un théoricien ou critique j’aimerais dire que le pire ennemi c’est la rhétorique et le code. Si on écrit quelque chose sur une photo ou un photographe qui nous plaît parce qu’on a envie d’écrire dessus alors pas de problème. Mais écrire c’est long et compliqué. Aujourd’hui la rhétorique c’est terrifiant, on a l’impression que tout s’écrit tout seul désormais en terme de photos. A un moment il faut aussi y aller avec ce qu’on a, avec ce qu’on ressent. C’est avant tout un exercice littéraire. Mais s’il n’y a pas eu un lien particulier entre celui ou celle qui écrit  et l’objet même de ses mots alors on tombe vite dans le mauvais journalisme et ce n’est vraiment pas du tout intéressant.

 

R.D. Je dirais qu’il y a trop de photos posées… concentrons nous de nouveau, peut être un peu, sur l’évènement, sur l’incertain.

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